Fin du monde ou fin d’un monde ?

bulletin numero 147 - decembre 2015


9 décembre 2015


Fin du monde ou fin d’un monde ?

RESISTONS ENSEMBLE / bulletin numéro 147 /décembre 2015


Fin du monde ou fin d’un monde ?

On se disait souvent, à chaque violence ou crime policier, trop souvent impuni : on y est, c’est la dictature, la démocratie, aussi formelle qu’elle soit, c’est fini. Et c’était vrai et pas vrai en même temps. Les pouvoirs, droite et gôche, à coup de lois sécuritaires et racistes avançaient leurs pions, mais les vestiges constitutionnels démocratiques affaiblis, rongés, brinquebalants, formels tenaient encore le système. Et, puis les horribles attentats du 13 novembre ont brutalement déchiré le voile qui cachait les mécanismes réels de ce monstre froid qu’est l’État.
Aujourd’hui c’est la même chose qu’avant le 13 novembre et plus la même chose. Comment ? C’est comme un bloc de glace et de l’eau du robinet. Les deux sont de l’eau, pourtant on ne peut pas se noyer dans un bloc de glace ; en revanche dans la flaque d’eau qu’il crée en fondant, si. En physique ça s’appelle un changement d’état. La dictature démocratique des possédants s’est muée en une dictature policière. Elle n’a pas changé de nature, mais d’état. Des doutes ? Qui aurait pu croire il y a encore un mois que la France dénoncerait la Convention européenne des droits de l’homme, sauvegarde formelle de l’État de droit certes, mais ici tout n’est-il pas dans le symbole ? Qui aurait pu penser que les manifestations de soutien aux migrants ou de défense de la cause écologiste seraient interdites sous prétexte de « sécurité » ? Qu’un échantillon de militants, arbitrairement choisis, seraient menacés de 6 mois de prison et 7500 euros d’amende ? Qu’il y aurait plus de 300 GAV suite à une manifestation ou 2000 perquisitions, 300 assignations à résidence en moins de 15 jours, le plus souvent sans aucun rapport avec le terrorisme, comme chez des producteurs de carotte bio de Dordogne ou dans des restos hallal des cités ? Que cette vague répressive arriverait sans aucun contrôle de la justice, aussi illusoire qu’il soit ? Que les flics se promèneraient désormais 24 heures sur 24 avec leurs flingues, porte ouverte à toutes les « bavures » imaginables ? De plus, malgré ce que certains pensent, l’état d’urgence n’est une défense contre personne. Et tout ça alors que les marchés de Noël fleurissent gaiement.Le capitalisme sort ses dents avariées, venez ici, vous avez le droit « librement » de cracher votre fric, mais en silence et dans le rang. Bon, arrêtons de chialer. Ce n’est pas le moment.
Jusqu’ici, la police et la justice frappaient d’une manière relativement sélective. Si vous étiez désigné comme arabe, noir, Rrom ou musulman, vous étiez prioritairement dans le collimateur. Désormais la répression sociale s’ajoute, sans se cacher, à la répression raciale. La dictature policière, rodée par la période d’avant 13 novembre et post-7 janvier, a enclenché la première vitesse (les autres suivront) du rouleau compresseur pour écraser tout ce qui dépasse.
Le coup est dur à avaler, c’est la fin d’un monde, d’accord, mais pas la fin du monde. Il y a de l’espoir. Deux camps sont clairement définis : ceux qui sont pour et profitent de l’état d’urgence devenu permanent (les djihadistes de Daech et consorts en font partie) et ceux qui sont contre et en pâtissent. Les résistances commencent à se lever, les faux culs commencent à être démasqués, notre camp commence à se former et à résister. Il y a un après, au monde d’avant le 13 novembre. Comment sera-t-il au final ? Notre résistance jouera un rôle dans la définition des contours.


> [ Chronique d’un « état d’urgence » ]

Le lendemain des attentats du 13 novembre, le gouvernement décrétait l’état d’urgence. Quelques jours plus tard, une loi prolongeait son application pour 3 mois. Il permet les couvre-feux, les perquisitions « administratives » (sans autorisation judiciaire), la limitation des réunions (interdiction de manifester…), etc. Autoritarisme débridé, les effets ont été immédiats. Le bilan fait état de plus de 2000 perquisitions, plusieurs centaines de gardes à vue, et 300 assignations à résidence… qui ont pourtant abouti à zéro enquête relevant de l’antiterrorisme.

Par contre les habitants des quartiers populaires
et les sans-papiers l’ont bien senti passer

Nordine habitait l’immeuble où le Raid a donné l’assaut à Saint-Denis le 18 novembre. Il vit en France depuis 12 ans, a une petite fille de 7 ans française, mais lui n’a pas de papiers. Comme un autre sans-papier voisin de l’appartement attaqué, il a pris une balle dans le bras. « Ils nous ont embarqués, à poil, en nous mettant des tartes, des claques, des coups de matraque. On est resté comme ça deux heures, dans le froid, au bas de l’immeuble. […] Je dirai qu’au bout de 24 heures, ils avaient compris qu’on n’avait rien à voir avec les terroristes. Mais ils nous ont quand même gardés presque quatre jours ! […] Le vendredi soir, un flic est venu me voir pour me dire : ’Toi, t’es dans la merde. Tes potes, ils vont sortir, mais toi, tu vas rester ici, tu vas prendre 30 ans. Pas parce que t’es un terroriste, mais parce que t’es con.’ C’était pour me faire peur. Mais ça a marché ! […] Le samedi, la garde à vue était terminée, et ils nous ont dit qu’on devait quitter le territoire. On a été amenés au centre de rétention de Vincennes. »
Le 21 novembre au soir des dizaines de policiers investissent le Pepper-Grill, un restaurant de Saint-Ouen-l’Aumône. Ils braquent au fusil les employés alignés le long d’un mur, défoncent les portes même déjà ouvertes et finissent par présenter l’ordre de perquisition.
Une « salle de prière clandestine » était recherchée. Il y en a bien une, mais pas vraiment clandestine, il s’agit d’une petite pièce indiquée par un pictogramme destinée aux clients qui le souhaitent. https://www.youtube.com/watch?v=ZaVe-Qx5td8&
Le 25 novembre à Angoulême 11 policiers dont 7 lourdement armés débarquent chez un jeune homme de 23 ans et sa compagne . Ce Tunisien, diplômé en Langue, civilisation et littérature anglaise, est arrivé en France il y a trois mois. Il pense avoir été dénoncé par un proche de sa compagne. Aucune charge n’est retenue contre lui, mais il finira au centre de rétention administrative (CRA).
Vendredi 20 novembre, à Nice, le RAID a enfoncé la mauvaise porte. Les témoignages et les traces d’impact semblent indiquer des tirs. La police nie, mais des éclats ont néanmoins été projetés dans la chambre où dormaient trois enfants, dont une fillette de six ans blessée au cou et à l’oreille. Leur père est plaqué au sol et menotté tout au long de l’intervention.
Un jeune homme qui assiste à des contrôles au faciès en série gare du Raincy (93) en fait la remarque aux flics. Il se retrouve déshabillé, en caleçon, plaqué contre un mur pour un contrôle et une humiliation en bonne et due forme.
À Sens, il est interdit de circuler à pied ou en voiture entre 22 h et 6 h. La mairie a ordonné un couvre-feu, mais uniquement pour les habitants de ce quartier des Champs-Plaisants.

Les militants ont eux aussi morflé
Le 22 novembre était prévue depuis longtemps une manifestation de soutien aux migrants appelée par plus de 46 orgas. Elle a été interdite, mais plus de 600 personnes ont décidé de braver l’interdiction et ont réussi à défiler, de Bastille à République. Dès le lendemain, le préfet de Paris annonçait que des « mesures exemplaires » seraient prises contre ces « dangereux » manifestants qui avaient eu l’audace de mobiliser des forces de police et de dénoncer l’état d’urgence. Mardi 24, 58 personnes reçoivent des convocations pour être entendus par les flics, soupçonnées d’avoir participé (ou avoir eu l’intention de participer) à une manif interdite, risquant pour cela jusqu’à 6 mois de prison et 7500 euros d’amende. Le 25, deux d’entre eux seront mis en GAV dont l’un sortira avec un rappel à la loi. 6 personnes venues accompagner un proche convoqué au commissariat du 4e se retrouvent privées de liberté pendant près de 4 heures, à leur tour soupçonnées d’avoir participé à un rassemblement interdit. Les interrogatoires des flics ont pris un tour de chasse aux sorcières : pour quelle cause militez-vous ? Que pensez-vous des migrants ? De la COP 21 ? De la police républicaine ?
Même chose du côté des zadistes et militants anti-COP 21. Deux personnes ont été assignées à résidence et de nombreuses perquisitions de squats ont eu lieu dans toute l’Ile-de-France, les habitant(e)s soupçonné(e)s de vouloir héberger des zadistes. Dans le Périgord, les flics ont perquisitionné une ferme bio. À Angers, c’est un squat de sans-papiers qui a été « criminalisé », 12 sans-papiers placés sous rétention administrative. À Ivry, plusieurs squats, un cinéma. Le 29 novembre, plus d’un millier de manifestants anti COP 21 se rassemblent place de la République à Paris, cette fois plus de 300 GAV à la suite d’un encerclement qui a duré près de 5h… finalement une condamnation à la prison ferme, sans mandat de dépôt pour une personne et une amende de 1000 euros pour une autre.
Une manif le 4 décembre à Nantes : « ni COP 21 ni État d’Urgence, Résistance ». Un groupe de la BAC caché à l’intérieur du cortège surgit et cogne à tout va, une voiture de police roule en reculant sur une personne menottée allongée au sol. RV le samedi 12 décembre, Place du Bouffay à 15h, sous la même banderole.

Lois et Constitution à la sauce Hollande
L’ambiance est au sécuritaire sans limites, les lois en préparation se chargent de fixer tout ça pour de bon. Elles prévoient : la possibilité de saisie par la police de tout objet ou document lors d’une perquisition administrative, sans contrôle du procureur - la création d’un délit d’obstruction de la perquisition administrative - l’interconnexion globale de tous les fichiers, notamment ceux de la sécurité sociale - l’assouplissement du régime de la légitime défense pour les policiers - l’installation systématique de GPS sur les voitures de location - l’injonction faite aux opérateurs téléphoniques de conserver les fadettes (factures) pendant deux ans - la garde à vue en matière terroriste portée de six à huit jours - l’utilisation des IMSI-Catchers, ces valisettes antenne-relais siphonnant dans un périmètre donné toute donnée téléphonique sans autorisation judiciaire…
Concernant la Constitution. La première idée est l’introduction du « régime civil d’état de crise », pouvant installer l’état d’urgence de façon illimitée. La deuxième est vicieuse et carrément raciste : c’est la déchéance de la nationalité, pas seulement pour les actes terroristes, mais aussi pour ceux qui ont porté « atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ». Cette mesure ne toucherait que les binationaux, c’est-à-dire en plus de ceux qui ont été naturalisés après leur naissance, ceux qui sont nés français, mais ont au moins un parent non français. Voilà du « made in FN » pur beurre pur sucre. On peut parier que Le Pen, une fois au pouvoir, saura en faire un encore meilleur usage.

Islamophobie en réaction aux attentats
Les attentats ont également eu pour conséquence de très nombreux actes islamophobes. Des mosquées et des commerces musulmans -boucheries ou kebabs hallal- ont été vandalisés (incendie, dépôt de tête de sanglier, tags du genre « mort aux musulmans », croix gammées...) à Ermont, Créteil, Aubagne, Oloron, Pontarlier, Brest, Evreux, Baratin, Blaye. Des groupes identitaires ont infiltré et pollué de leurs slogans les rassemblements en hommage aux victimes des attentats à Lille, Pontivy, Metz, Reims. Des femmes voilées ont été violemment agressées à Toulouse et à Marseille, le conducteur d’une voiture a tiré sur un homme jugeant qu’il « avait une couleur de peau qui ne lui convenait pas », un jeune de 17ans a failli être lynché à Lyon par des identitaires.



> [ Chronique de l’arbitraire ]

Violences policières du quotidien
Le 28 septembre quartier du Pont Rompu à Tourcoing, Nabil Zane assiste au 2e contrôle en l’espace de quelques minutes par des CRS en patrouille ; une remarque anodine d’un jeune énerve les flics qui veulent l’interpeller, Nabil s’approche pour filmer la scène, il est gazé à bout portant. Le lendemain, les médecins constatent aux urgences que son visage est brûlé au 2e degré. Il a porté plainte malgré d’autres tentatives des flics pour l’en dissuader (une GAV de 24h pour outrage dès le lendemain...). À Drancy, le 28 octobre, un homme de 27 ans refuse de se laisser fouiller par des flics en patrouille, ils l’accusent d’outrage et rébellion et l’embarquent. Dans la voiture, ils l’allongent menottés sur le siège arrière et l’un d’eux le viole avec sa matraque. Un médecin constatera une lésion de 1,5 cm au niveau de son anatomie. Défense des flics : l’interpellé se débattait alors que la matraque se trouvait entre ses cuisses. Ils ont été mis en GAV trois jours puis libérés sans autre forme de poursuite. L’homme est suivi par un psychologue et a porté plainte.

3 mois ferme pour Lucille
Quelques jours avant la COP21, se tenait le procès d’une militante, Lucille, jugée pour avoir refusé de donner ses empreintes et son ADN et avoir insulté des flics qui l’interpellaient, à la sortie d’une fête car elle paraissait louche à leurs yeux à cause de sa capuche. Au TGI de Bobigny, une foule de soutiens a fait entendre son dégoût de cette justice de classe, mettant l’ambiance dans la salle. Au final, 3 mois ferme.

Non-lieu pour Amadou Koumé
Il est mort entre les mains de la police (voir RE n° 146), mais pour la justice rien ne s’est passé. Le Procureur a déclaré un non-lieu. La famille crie sa douleur et exige vérité et justice. Solidarité !



> [ Agir ]

Abdoulaye Camara, on n’oublie pas !
Il y a un an, la 16 décembre 2014 (voir RE, n° 137, janvier 2015) Abdoulaye Camara a été tué de dix balles dans le corps par la police au Havre. Le 19 décembre, à 14h, aura lieu un rassemblement/commémoration devant l’Hôtel de ville du Havre. Soyons-y nombreux !